[Trad] La science derrière le procès Johnson vs. Monsanto

Ce billet a été posté en anglais sur le blog Science-Based Medicine le 15 août 2018 par Steven Novella.

Le 10 août 2018, un jury populaire de Californie a accordé à monsieur Dewayne Johnson 289 millions de dollars de dommages contre la firme Monsanto, aujourd’hui détenue par Bayer. La décision était motivée par l’allégation selon laquelle D. Johnson, jardinier, aurait développé son lymphome non hodgkinien [NdT : un cancer de certaines cellules sanguines] à la suite de son exposition au Roundup, un herbicide ayant le glyphosate pour principe actif et développé par Monsanto.

Cette décision sera très certainement contestée en appel, et est actuellement largement critiquée car opposée à la science. Il y a une longue histoire de jurys ayant accordé de telles compensations sur des bases scientifiques très fragiles. Par exemple, la firme Dow Corning a fait faillite après un recours collectif pour des dommages occasionnés par des implants mammaires en silicone, alors que la science à ce propos n’était que balbutiante. Les plaignants affirmaient que les implants étaient à l’origine de maladies auto-immunes, ce que le fabriquant refusait de reconnaître. Les jurés eurent de la sympathie pour les plaignantes, alors que comme souvent en pareils cas, la firme n’eut pas de telles faveurs. Mais, en 2000, une méta-analyse sur le sujet concluait :

« Sur la base de notre méta-analyse, il n’y avait pas de preuve d’association entre les implants mammaires en général ou ceux remplis de silicone en particulier, et aucune maladie des tissus conjonctifs ou autres maladies rhumatismales ou auto-immunes. Du point de vue de la santé publique, les implants mammaires n’ont qu’un effet minime sur le nombre de femmes chez qui des maladies des tissus conjonctifs apparaissent, et le retrait de tels implants ne réduirait probablement pas cette incidence [NdT : le nombre de nouveaux cas par an] ».

Il semble que nous soyons en face d’un cas similaire concernant le Roundup et le cancer, à ceci près que la méta-analyse a été publiée avant le procès, et non après, comme dans le cas des implants mammaires. Le fait est que dans ce nouveau cas, cette décision et d’autres avant elle, ont probablement été motivées par la décision de l’OMS en 2015 de classer le glyphosate comme un cancérogène probable. Cette décision était alors surprenante, et fut rapidement critiquée. Plusieurs revues indépendantes sur la décision de l’OMS conclurent que cette décision était une erreur et que l’ensemble des preuves ne supportait aucun lien entre le glyphosate et le lymphome non Hodgkinien en particulier, ni aucun cancer en général. J’ai passé tout cela en revue ici.

Une revue faite en 2017 s’est demandée comment l’Union Européenne avait pu conclure sur la sécurité du glyphosate, contrairement à l’OMS :

« L’utilisation de différents jeux de données, en particulier la toxicité à long terme/cancérogénicité chez les rongeurs, pourrait partiellement expliquer ces conclusions divergentes ; mais des différences méthodologiques dans l’évaluation des preuves disponibles ont également été identifiées. L’Union Européenne n’a pas identifié de danger cancérogène, a révisé le profil toxicologique en proposant de nouvelles valeurs toxicologiques de référence, et a ainsi évalué le risque relatif à différentes situations d’exposition ».

En clair, ils ont utilisé différentes données et méthodes. Il y a aussi ceci :

« Dans un rapport spécial publié le 14 juin 2017, des enquêteurs de l’agence Reuters ont découvert qu’un scientifique américain, le Dr. Aaron Blair, ayant dirigé le rapport de l’IARC (l’Agence de l’OMS ayant classé le glyphosate comme probablement cancérogène) sur le glyphosate, avait supprimé des données de première importance.

La science en question, rendue secrète, concernait des données récentes de l’AHS (Agricultural Health Study), la plus importante étude jamais conduite sur l’exposition aux pesticides chez les humains. Les preuves montrent que le Dr. Blair a caché ces données à jour qui permettaient d’évaluer l’exposition aux pesticides chez plus de 50 000 agriculteurs et leurs familles. Ces nouvelles données renforçaient celles préalablement obtenues en 2005 et suggérant déjà qu’il n’y avait pas de lien entre l’exposition au glyphosate et l’incidence de cancers ».

De fait, les meilleurs données dont nous disposions ne montrent pas de lien entre le glyphosate et le cancer, mais ces données furent ignorées par le Dr. Blair. De plus, Blair qui était impliqué dans cette étude savait parfaitement que ces données existaient. Il admit ainsi sous serment : « les données auraient probablement altéré les analyses de l’IARC ».

Nous voyons probablement maintenant les retombées de cette mauvaise décision initiale de l’IARC.

Selon les rapports sur ce nouveau procès, l’avocat de monsieur Johnson devait contourner les preuves scientifiques montrant la sécurité du glyphosate et l’absence d’association avec le cancer. Il fit cela en expliquant que le Roundup en tant que formulation ne contenant pas seulement du glyphosate, pourrait causer le cancer, bien que le glyphosate seul ne le cause pas. Bien que cela ne soit pas impossible, c’est une affirmation peu plausible et qui manque toujours de preuves. Il s’agissait là simplement d’une manœuvre afin d’éviter de devoir apporter des preuves solides, et cela a fonctionné.

Johnson a aussi affirmé qu’il avait été exposé accidentellement au Roundup par deux fois, et ainsi bien plus exposé que lors d’un usage normal du produit. Cependant, le temps entre l’exposition et le développement de son cancer a été probablement trop court pour établir une telle relation de causalité, ce qui n’a apparemment pas été pris en compte par le jury.

Pourquoi devrions-nous nous intéresser à cela ? J’ai bien entendu de la sympathie pour monsieur Johnson, de la même façon que j’ai de la sympathie pour toutes ces femmes ayant développé des maladies auto-immunes après avoir reçu un implant mammaire. Je pense aussi qu’il est capital de tenir les firmes pour responsables lorsqu’elles causent des dommages dus à leurs produits. Mais dans de tels cas, la justice ne prévaudra que si la science prévaut d’abord.

Le glyphosate est démonstrativement bien moins toxique que ses alternatives. Si le glyphosate est banni, ou rendu inutilisable du fait de poursuites judiciaires injustes et de verdicts anti-scientifiques, une importante option agronomique sera éliminée. Cela ne se fera pas sur des bases scientifiques ou parce que c’est la bonne chose à faire, mais par cause de peur et d’ignorance.

Les gens raisonnables peuvent argumenter et être en désaccord sur l’usage optimal à faire du glyphosate et des autres herbicides en agriculture, et cela n’est pas le sujet de ce billet. Mais les décisions en terme d’agriculture devraient être basées sur le consensus scientifique, et non pas sur les émotions de 12 jurés qui désiraient clairement punir Monsanto en dépit de tout ce que la science pouvait dire.

Cette décision et d’autres avant elle, mettent par ailleurs en lumière une faille de notre système judiciaire. C’est une discussion qui dépasse de très loin les limites de ce billet, mais la place des preuves scientifiques dans les procès laisse encore beaucoup à désirer à mon avis. En définitive, cette décision portait sur l’évaluation de preuves scientifiques, et je ne vois pas vraiment pourquoi de telles questions scientifiques devraient être tranchées par des jurés non experts.

[NdT : il y a quelques mois nous avons également proposé ce billet, afin de comprendre avant toute considération partisane ou non scientifique, comment l’IARC pouvait aboutir à des conclusions apparemment contraires à celles de toutes les autres agences dans le monde. Dans son numéro de février 2018, l’AFIS a en outre proposé une revue des positions des différentes agences sanitaires à propos du glyphosate, à consulter ici.]

6 commentaires sur “[Trad] La science derrière le procès Johnson vs. Monsanto

  1. Le problème est qu’il n’a pas de consensus sur les faits, et qu’il n’y en aura probablement jamais.
    Par exemple, les arguments avancés par l’agence Reuters concernant les résultats sur la large cohorte de l’AHS, qui sont maintenant publiés (sauf erreur de ma part: Andreotti et al., 2018: Glyphosate Use and Cancer Incidence in the Agricultural Health Study, http://dx.doi.org/10.1093/jnci/djx233 ) sont désormais régulièrement remis en cause par certains médias et mouvements d’opinion, qui y voient une manoeuvre de plus de Monsanto pour polluer le débat. Et pourtant, sans qu’on puisse incriminer le conflit d’intérêt, les conclusions de cette étude prospective engagée dès 1993 et qui porte in fine sur plus de 40.000 individus ayant par la suite appliqué le glyphosate, sont claires (en tout cas, aussi claires que des conclusions d’une étude scientifique peuvent l’être: avec le doute méthodique en toile de fond) :
    « Conclusions
    In this large, prospective cohort study, no association was apparent between glyphosate and any solid tumors or lymphoid malignancies overall, including NHL and its subtypes. There was some evidence of increased risk of AML [Acute Myeloid Lymphoma] among the highest exposed group that requires confirmation. »
    On pourrait bien entendu mettre en cause le choix du seuil statistique pour rejeter l’ « hypothèse nulle », au nom du « principe de précaution » . Mais sauf pour l’AML (pTrend autour de 5%), les pTrend pour les maladies du type NHL sont, pour le différents quartiles d’exposition, au minimum de 18%, et fréquemment autour de 50%. On pourrait dire aussi qu’il n’y a pas, malgré l’importance des effectifs, de calcul de puissance des tests statistiques. Mais à ce compte là, qu’en est-il des autres études prises en compte par l’IARC et autres organismes ?

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  2. Merci pour cette traduction.

    Ce serait toutefois utile de la corriger en substituant « CIRC » à « OMS ». Cela s’écarte un peu du texte d’origine, mais ce serait plus conforme à la réalité.

    Quant au commentaire précédent, il est parfaitement vrai que « Le problème est qu’il n’a pas de consensus sur les faits, et qu’il n’y en aura probablement jamais » : pour déclarer qu’il n’y a pas de consensus, il faut et il suffit… de le déclarer, le cas échéant en excipant d’une « étude » qui contredit le consensus au sens d’opinion portée ou de faits établis par une large majorité.

    La science ne peut rien contre la mauvaise foi et les intérêts particuliers qui se fondent sur les opinions ou faits « dissidents ».

    S’agissant du CIRC, celui-ci a fait état de « preuves limitées » de cancérogénicité chez l’homme » (1) et de « preuves suffisantes » chez l’animal (2).

    Il y a une série de preuves et d’indices concordants qui montrent que l’« opération CIRC » a été orchestrée pour interférer avec la réhomologation du glyphosate. À lire :

    http://seppi.over-blog.com/2018/06/les-scientifiques-nord-americains-et-les-responsables-du-circ-ont-ils-conspire-pour-cacher-des-resultats-sur-l-absence-de-risques-po

    (1)  Il n’y a pas que l’étude de la cohorte AHS (c’est bien Andreotti et al.) qui a été « dissimulée ». Le CIRC s’est fondé essentiellement sur le prédécesseur de l’étude Andreotti et des études cas témoins nord-américaines et suédoises.

    Alors que les travaux du CIRC étaient en cours (cela se déroule sur un an), on disposait déjà des résultats d’un pooling des études nord-américaines (projet NAPP). Les résultats corrigés pour tous les facteurs confondants – notamment l’emploi de trois autres pesticides – ne montraient pas de sur-incidence statistiquement significative des NHL. Et on tombait à un résultat nul quand on écartait les réponses des « proxies » (les proches de gens décédés par suite d’un NHL).

    Cette étude n’a jamais été publiée. Mais nous disposons d’une présentation Powerpoint très détaillée. Elle a été présentée dans un congrès et aux festivités du 50e anniversaire du CIRC, après la décision fatidique. Dans les deux cas, on a dissimulé les chiffres réels pour mettre en avant les résultats avant correction pour l’emploi des trois autres pesticides.

    Et dans au moins un cas on dispose d’un échange de correspondance qui montre que l’on a sciemment triché pour « protéger » la décision du CIRC. Quant au deuxième, il est tout simplement impensable que les gens du CIRC ne savaient pas que l’abstract qu’ils ont publié était frauduleux.

    (2)  L’avant-veille de la clôture de la réunion du CIRC, les évaluations n’étaient pas encore suffisantes pour le classement en « cancérogène probable ». Des réunions de sous-groupe ont été convoquées la veille pour les « booster ». C’est ce qu’a fait le sous-groupe « cancérogénicit chez l’animal ». Pour obtenir le bon score, on a utilisé des résultats pour des doses de glyphosate extravagantes qui, ramenée à l’homme, exigerait qu’il boive du Roundup au bidon.

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    • Le propos qui suit pourra être jugé « hors sujet », mais je souhaite néanmoins le partager.
      Je m’interroge sur l’inaptitude de la société actuelle à organiser correctement la controverse, et ne peut m’empêcher de penser à la fameuse « Controverse de Valladolid ». Même si les avis divergent encore sur l’objet réel de cette controverse, et même s’il s’agissait en quelque sorte d’un tribunal qui a formulé un jugement, on ne peut s’empêcher de noter qu’elle a été organisée à l’initiative de puissances politiques de premier ordre, et avec des implications économiques significatives. Aujourd’hui, les pouvoirs politiques se sont en quelque sorte désengagés: ce ne sont pas eux qui posent les questions, ils mettent en place des organismes experts, et s’abritent derrière leur expertise. Des tribunaux, réels ou fictifs, se prononcent à l’initiative de plaignants, et les médias donnent à leurs jugements le poids qu’ils décident. On pourrait juger qu’il s’agit là d’un progrès de la démocratie, mais est-ce si sûr ? La puissance publique a, dans presque tous les systèmes de pouvoir, la capacité de prendre l’initiative de poser des questions et d’organiser la controverse. Mais elle s’en abstient. Au nom de la séparation des pouvoirs ? Pas si sûr. Et la question se pose, bien au delà du glyphosate, sur tous les sujets cruciaux auxquels notre monde est confronté.

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      • Je partage l’avis final, sur la démission de la puissance publique, et c’est un phénomène qui devrait nous inquiéter au plus haut point… et nous inciter à réagir sans relâche.

        « …même s’il s’agissait en quelque sorte d’un tribunal qui a formulé un jugement, on ne peut s’empêcher de noter qu’elle a été organisée à l’initiative de puissances politiques de premier ordre, et avec des implications économiques significatives » ?

        Non, je ne pense pas qu’il s’agissait de puissances politiques, mais d’une association de puissances idéologiques et économiques, fortement soutenues par des puissances médiatiques en partie complices et an partie idiots utiles.

        Dans le cas du glyphosate, il y a manifestement eu une entente – une conspiration ou un complot – entre des gens de l’administration américaine chargée de la santé et de l’environnement et de la recherche, d’une part, et des gens du CIRC pour faire capoter la réhomologation du glyphosate.

        Un classement en « cancérogène quelque chose » débouche inévitablement sur des procès aux USA. C’est le cas pour le talc (soit utilisé en soins intimes soit accusé de contenir de l’amiante) – la cible est Johnson & Johnson –, les champs électromagnétiques (téléphones portables) et plus récemment le glyphosate.

        Ces procès, c’est l’entrée en piste des avocats prédateurs, des intérêts économiques.

        Dans le cas du glyphosate, le « modèle » a été développé, avec l’entrée en piste des activistes anti-pesticides et anti-OGM (travaillant en partie pour le biobusiness qui cherchent à prospérer en dénigrant l’agriculture conventionnelle et ses produits), de certains médias (en France, clairement : le Monde) et de certains milieux politiques à l’activisme zélé (les autres se réfugiant pour la plupart dans le silence).

        Et nous n’avons pas encore tout vu. EELV entend faire interdire la vente du glyphosate aux particuliers dans une procédure en référé (alors que cette vente sera interdite au 1er janvier 2019, dans près de quatre mois) ? Il se trouvera peut-être un « petit juge »…

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  3. @ Seppi: à propos de « …même s’il s’agissait en quelque sorte d’un tribunal qui a formulé un jugement, on ne peut s’empêcher de noter qu’elle a été organisée à l’initiative de puissances politiques de premier ordre, et avec des implications économiques significatives » , je ne parlais pas de la controverse sur le glyphosate, qui justement n’a pas pris corps formellement, mais de la Controverse de Valladolid, à l’initiative de Charles Quint et l’implication de la Papauté. Désolé si mon propos n’était pas clair.

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