En ce jour anniversaire de la naissance de Charles Darwin (le 12 février 1809), je songe à la chronique, drôle mais sérieuse, délivrée par Sophia Aram le 10 février sur la radio France Inter, notamment à ce passage croustillant :
« si Darwin avait « « « respecté » » » les croyances de son époque, il se serait contenté de relire la Genèse jusqu’à ce que les dinosaures s’excusent eux-mêmes de ne pas être créationnistes. A l’heure qu’il est, Salman Rushdie réciterait des versets du Coran à la mosquée d’Al-Azhar plutôt que de vivre sous la menace des religieux qui dénoncent toujours son manque de respect » (à 1m07).
Si le rire jaune que doit susciter l’écoute de ce passage concernant Salman Rushdie me parait assez évident (on a peine à décider ce qui vaut mieux entre le respect et l’irrespect), il me semble intéressant de revenir une minute sur le cas de Charles Darwin. En effet, une certaine asymétrie semble distinguer l’effet de l’irrespect sur la vie et la production de chacun des deux hommes dans cette chronique. Sans irrespect, Salman Rushdie n’aurait pas eu la production littéraire qu’on lui connait. Mais il ne serait également pas menacé de mort et contraint de vivre protégé et caché pour cette même raison. De son côté, Darwin sans irrespect n’aurait pas eu la production scientifique qu’on lui connait. Mais s’il n’a semble-t-il pas fait l’objet de fatwa, son irrespect n’a pas pour autant échappé à toutes formes de contraintes.

Parmi les exemples les plus connus de cela, on peut citer le biffage de nombreux passages de son autobiographie publiée en 1887 (5 ans après sa mort), jusqu’à une époque assez récente. L’édition française de 2008 au Seuil, présente l’intérêt majeur d’être complète et d’indiquer les passages autrefois biffés. Sans surprise, ceux-ci concernent les déclarations d’impiété de Darwin, basées sur l’aberration et l’immoralité des textes supposés fonder sa croyance.
On peut ainsi y lire entre autres choses p. 81 :
« Mais j’en venais peu à peu à considérer, à cette époque, que l’Ancien Testament, avec son histoire du monde manifestement fausse, la tour de Babel, l’arc-en-ciel comme signe, etc., et parce qu’il attribuait à Dieu les sentiments d’un tyran vindicatif, n’était pas plus digne de confiance que les livres sacrés des hindous, ou les croyances d’autres barbares ».
p. 83 : « En fait, je peux difficilement admettre que quelqu’un puisse souhaiter que le christianisme soit vrai ; car si c’était le cas, les Écritures indiquent clairement que les hommes qui ne croient pas, à savoir mon père, mon frère et presque tous mes meilleurs amis, seront punis éternellement.
Et ceci est une doctrine condamnable ».

p. 86 : « A l’heure actuelle, l’argument le plus courant en faveur de l’existence d’un Dieu intelligent est tiré des sentiments et de la profonde conviction intérieure ressentis par la plupart des gens. On ne peut pourtant pas douter que les hindous, les mahométans et d’autres pourraient argumenter de la même manière, et avec une force égale, en faveur de l’existence d’un Dieu, […] » (dans ce passage, seule la deuxième phrase a été biffée).
Suivant Patrick Tort, la version de L’autobiographie expurgée des passages ici cités (et pourtant loin de ne pas être critique à l’endroit des croyances religieuses), a longtemps été motif aux historiens concordistes pour faire de Darwin un agnostique sans position ferme [1]. Diverses sources épistolaires et autobiographiques ont cependant depuis fait tomber ces faibles tentatives post-mortem d’éloigner Darwin d’une posture approchant trop de l’athéisme. Ces témoignages de première main font apparaitre le souhait d’éviter les attaques à l’encontre de la théorie de l’évolution par la sélection naturelle, sur le seul terrain de la morale, et de privilégier le terrain purement scientifique. De fait, il ne semble pas que Darwin n’ai jamais publiquement manifesté un franc rejet du dogme et de l’existence de Dieu autre qu’un agnosticisme amusé, et seulement dans des cercles de libres penseurs. Si cet attentisme était volontairement stratégique dans une certaine mesure, il a sans nulle doute également été imposé par l’injonction sociale au respect des sentiments religieux alors en vigueur dans la bonne société victorienne du 19e siècle. La publication tardive de La filiation de l’Homme en 1871 (alors que L’origine des espèces avait été publiée en 1859) a en partie à voir avec les mêmes raisons.

Il apparait que l’injonction au respect ne peut pas, et ne doit pas être acceptée. Si cette injonction ne prend pas nécessairement la forme délirante de l’obscurantisme mortifère subi par Salman Rushdie depuis 1988, ses formes les plus douces n’en sont pas moins insidieuses et morbides, ou, pour reprendre les mots de Christopher Hitchens, « religion poisons everything ». Car en effet en dernière instance, l’injonction au respect, par la menace de mort ou la pression sociale, ne conduit qu’à imposer à l’incroyant de ne pas questionner et écorner le dogme dont les seules raisons d’être valables sont « les sentiments et la conviction profonde » des croyants. Ultimement, ceux-ci entendent s’octroyer le pouvoir de régenter la vie des incroyants en leur intimant le respect. Par la douceur ou par la force, il se trouve là une injonction parfaitement totalisante.
Il faut de l’irrespect en ce bas monde pour pouvoir apprécier la science et la littérature. Il faut des Charles Darwin, des Salman Rushdie, et des Sophia Aram*.
*Nonobstant ses éventuelles boulettes à propos de Galilée.
Référence
[1] Tort, P., Darwin n’est pas celui qu’on croit, Le Cavalier bleu, 2010, p. 153.
On ne saurait mieux dire!
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