[Synth] Sur la viabilité des croyances conspirationnistes [difficulté : facile] (2000 mots / ~12 mins)

817297234557171375

[EDIT  01/02/2016 : quelques jours sont passés depuis cette publication, et des critiques ont pu émerger sur une faiblesse méthodologique de cet article de D. R. Grimes. Vous pouvez lire le court billet de Nicolas Gauvrit à ce propos ici. La critique est hautement pertinente, et je vous invite à vous souvenir avant d’aller plus loin de ne pas faire dire à cette synthèse -non critique- ce qu’elle ne dirait pas. A mon sens, l’erreur méthodologique pointée par N. Gauvrit est contenue dans les limitations évoquées par Grimes, qui rendent de toute façon toute interprétation trop enthousiaste sujette à caution. Je vous suggère néanmoins de lire cet article, au moins pour sa revue bibliographique sur le sujet, sinon pour les bases qu’il jette d’un moyen d’estimer à la louche la plausibilité d’un complot à grande échelle.]

Le 26 janvier 2016 a été publié dans le journal open access et peer-reviewed PLOS ONE un article intitulé « On the Viability of Conspiratorial Beliefs » par David Robert Grimes. Ce billet en est une synthèse.

Introduction

Les croyances conspirationnistes qui attribuent des événements à des manipulations secrètes d’individus puissants sont largement répandues dans la société. La croyance en une théorie du complot particulière est souvent corrélée avec l’adhésion à d’autres de ces théories dont certains aspects sont très ubiquistes chez différents groupes sociaux. Ces différentes théories peuvent aussi bien porter le sceau de la manipulation politique que des évènements surnaturels et il est dès lors malaisé de définir une telle théorie de manière opérationnelle. L’auteur de cet article retient ici la définition de Sunstein et Vermeule, comme « un effort pour expliquer certains événements ou certaines pratiques à l’aune des machinations de personnes puissantes essayant de cacher leur rôle au moins jusqu’à ce que leur but soit atteint ». Bien que le renvoi au conspirationnisme soit actuellement très dépréciatif (reléguant le complotiste à la paranoïa et à l’inculture), la définition ici utilisée ne présage pas a priori de la fausseté intrinsèque de telles théories.

Un certain nombre de ces théories disposent d’une forte adhésion populaire en dépit de leur non-sens avéré. Cela est particulièrement vrai à propos des théories du complot scientifiques et médicales où l’adhésion peut mener à une opposition sinon un rejet de principe de la méthode scientifique. Cela peut bien entendu être extrêmement dommageable, non seulement au croyant, mais également à la société. Les croyances conspirationnistes, notamment dans le domaine médical comme la vaccination par exemple, peuvent avoir des conséquences potentiellement mortelles. La pensée conspirationniste est effectivement endémique dans les groupes antivaccinistes où le consensus scientifique et médical est souvent vu comme le fruit d’agents à la solde de groupes d’intérêts occultant la « vérité ». Cela devient même un mécanisme de défense pour protéger les croyances incompatibles avec les preuves, et sans surprise, les tenants de telles croyances témoignent non seulement d’une posture conspirationniste, mais également d’une collection de biais de raisonnement, du recours habituel aux anecdotes plutôt qu’aux données rigoureuses et de schémas de pensée de faible complexité cognitive.

La théorie du complot faisant du changement climatique un hoax crée similairement un trouble dans la société en générant une fausse controverse médiatique qui ne reflète pas la réalité scientifique et accroit l’inertie au détriment de l’action politique. Le rejet des faits scientifiques comme étant des hoax est également corrélé aux accointances politiques des individus qui les rejettent. Une étude de 2011 a effectivement mis en évidence que les hommes blancs conservateurs états-uniens étaient plus prompts que les autres citoyens US à nier le changement climatique. Une étude britannique a montré des résultats similaires parmi les individus politiquement conservateurs et promoteurs de valeurs traditionnelles. Cependant, une étude de 2013 a montré qu’alors que les individus qui souscrivaient à la pensée conspirationniste tendaient à rejeter toutes les positions scientifiquement fondées qu’ils rencontraient, ceux ayant de fortes accointances conservatrices ou libérales économiquement tendaient uniquement à rejeter les positions scientifiques pouvant impliquer des processus de régulation en contradiction avec leurs positions idéologiques.

La mise à l’épreuve de telles pensées conspirationnistes est importante pour la conduite de débats de société sereins et informés, et il existe des preuves que cela peut être couronné de succès. L’adhésion à la théorie du complot lunaire est hautement associée à l’adhésion à d’autres théories du complot, mais il existe en effet des preuves que sa présentation critique à l’aune d’arguments scientifiquement fondés fait significativement régresser l’adhésion à cette théorie. D’autres recherches ont également montré qu’une amélioration de la communication des connaissances et du consensus scientifiques  pouvait aussi outrepasser certaines pensées conspirationnistes sur des sujets aussi divers que le lien HIV-SIDA ou l’acceptation du changement climatique.

Bien entendu il est nécessaire et juste de se faire également l’avocat du diable : il existe de nombreux exemples historiques de conspirations et de scandales ayant éclatés au grand jour, du Watergate aux révélations sur les écoutes téléphoniques du gouvernement US. Il serait dès lors parfaitement injuste de rejeter toute allégation de complot comme déviance paranoïde.

Il faut aussi souligner que certains acteurs de la controverse publique peuvent avoir intérêt à instiller le doute médiatique en dépit d’un consensus scientifique clair, comme on a pu le voir de la part de milieux conservateurs US à propos du changement climatique.

Il est dès lors pertinent de s’intéresser à un moyen d’estimer la plausibilité des complots allégués, au regard justement de ce que l’histoire nous apprend des complots passés et avérés.

Estimer la plausibilité d’une théorie du complot

L’auteur de cette étude a porté son intérêt sur 5 théories du complot actuellement très répandues : le complot de l’alunissage d’Apollo 11 en 1969 (ce serait un hoax),  le complot climatique (le réchauffement, voire simplement son origine anthropique, serait un hoax visant à maintenir les financements des programmes de recherche des scientifiques), le complot vaccinal (particulièrement présent sur le net, allègue quantités de dangers à la vaccination pour le plus grand profit de l’industrie pharmaceutique et des scientifiques corrompus), le complot du remède miracle contre le cancer (que le corps scientifique et médical cacherait au public pour des raisons délirantes, essentiellement mis en avant par des tenants et gourous de pseudo-médecines alternatives).

Afin d’estimer la plausibilité pour de tels complots de rester effectivement secrets à l’épreuve du temps et sans aucune ambiguïté, l’auteur a recensé 3 complots / malversations cachés au public avérés afin d’en retirer des paramètres applicables aux 5 théories du complot citées précédemment. Il s’est pour cela appuyé sur les révélations d’Edward Snowden à propos du programme PRISM de la NSA en 2013, des révélations du Dr. Peter Buxtun sur les expérimentations médicales non éthiques de Tuskegee en 1972, et sur celles du Dr. Frederic Whitehurst à propos des expertises pseudo-scientifiques du FBI en 1998.

Schématiquement, l’auteur a comparé le nombre de conspirateurs inclus dans chaque complot, et le temps qu’il a fallu pour que ces complots soient révélés. Cette estimation est extrêmement favorable aux conspirateurs, c’est à dire aux tenants des théories du complot : elle ne prend en compte que les estimations les plus optimistes de la possibilité de garder un complot secret en dépit du grand nombre de conspirateurs impliqués, et ne considère que les causes intrinsèques de révélation (« siffleur d’alertes » et révélations accidentelles) et non pas extrinsèques (enquêtes externes, investigations journalistiques…).

journal.pone.0147905.t003

Les résultats montrent que même en incluant des paramètres très favorables aux complots (et donc aux théories du complot), ceux-ci tendent à s’effondrer très rapidement. Le grand nombre de conspirateurs nécessaire à des complots de l’échelle de ceux qui sont allégués mine irrémédiablement le complot lui même. Pour une conspiration ne serait-ce que de quelques milliers de conjurateurs, l’effondrement intrinsèque survient en quelques décennies. Pour une conspiration de plusieurs centaines de milliers de conjurateurs, un tel effondrement est assuré en moins de 5 ans. Et cela ne prend bien entendu pas en compte les facteurs extrinsèques d’effondrement, seulement les révélations intentionnelles venant d’un ou plusieurs conjurateurs, ou de fuites accidentelles. Il est raisonnable de penser que l’inclusion de facteurs extrinsèques rendrait la durée de vie de telles conspirations encore plus éphémère.

La révélation rapide du secret semble donc insurmontable pour une théorie du complot à grande échelle comme celles que nous connaissons actuellement. L’auteur peut ainsi estimer sur les mêmes paramètres le nombre maximal de conjurateurs pour qu’une conspiration soit soutenable dans le temps.

journal.pone.0147905.t004

La limite est atteinte rapidement à 2531 conjurateurs pour une espérance de vie du secret n’excédant pas 5 ans. En ne considérant toujours que des paramètres très favorables au complot, celui-ci ne semble pas pouvoir supporter plus de 1000 conjurateurs pour survivre plus de 10 ans. Cette espérance de durabilité pour un complot impliquant moins de 1000 personnes est très loin des théories impliquant à chaque fois plusieurs centaines de milliers de conjurateurs putatifs.

Conclusion et perspectives

Le but d’une telle étude est de fournir des outils destinés à contrer les croyances anti-science par la mise en évidence de l’extravagance de telles croyances, au regard des faits effectivement avérés et sur lesquels se basent pourtant les tenants de ces théories pour les justifier. Cette quantification appliquée ici à 5 théories antiscientifiques particulières est en réalité valable pour toutes. En effet, de nombreuses personnes adhèrent également aux théories conspirationnistes sur les OGM, la fluoridation de l’eau du robinet, ou le SIDA pour ne citer que certaines des plus répandues.

Il est important de challenger ces postures non seulement dommageables à la santé et au bien être des individus mais également à la perception faussée à plus large échelle des événements que peuvent avoir ceux qui y sont exposés. L’adhésion à de telles croyances anti-science semble effectivement corrélée à une plus faible résilience aux allégations pseudo-scientifiques, les assertions à propos de la conspiration sur les remèdes cachés contre le cancer peuvent par exemple conduire certains patients à négliger la médecine scientifique en faveur de thérapies alternatives douteuses. Il existe également des preuves très importantes que les praticiens de pseudo-médecines alternatives comme l’homéopathie sont plus enclins par exemple à encourager le rejet de la vaccination en dépit de leurs pratiques pseudo-thérapeutiques dénuées de bases scientifiques et en contradiction avec les lois élémentaires de la physique. La nature causale ou corrélative de cette relation n’est cependant pas claire.

Le modèle fourni par cette étude est utile à la prédiction des patterns attendus pour de telles théories du complot, mais ne considère par les dynamiques, les motivations et les interactions de leurs différents agents. Ces éléments pourraient être pris en compte dans de futurs travaux à ce sujet.

Challenger les théories anti-science est une chose importante, mais il convient de ne pas occulter les limitations d’une telle approche. L’exposé des méconceptions comme celles ici mises en évidence à propos de la difficulté de tenir durablement un secret dans un complot impliquant plusieurs centaines de milliers de conjurateurs peut être utile face à des personnes raisonnables, mais cela pourrait ne pas du tout être le cas face à des personnes très convaincues, en véritable situation de croyance. Des travaux récents ont montré à quel points des théories du complot pouvaient se propager rapidement sur le net dans un pattern de chambres à échos dont les occupants entretiennent entre eux leurs croyances et se coupent de toute information ou critique extérieure. Une étude récente auprès de parents californiens a montré qu’il était possible de contrer des croyances erronées sur la vaccination et l’autisme à l’aide d’explications scientifiques claires, mais que pour des parents résolument hostiles à la vaccination, toute tentative de les convaincre rationnellement ne faisait que les conforter dans leurs croyances infondées. La triste réalité est que pour un grand nombre de croyants à l’emprise idéologique très forte, aucune explication rationnelle ne parviendra à imposer la réalité à leurs convictions imperméable aux faits. Dans ce genre de cas, il est hautement improbable qu’une simple démonstration mathématique sur l’insoutenabilité d’une telle théorie ne change quoi que ce soit à leur point de vue.

Cependant, pour les personnes peu croyantes, hésitantes, en réel questionnement, une telle intervention pourrait s’avérer utile.

Too Long ; Didn’t Read…

  • De nombreuses personnes adhèrent à des théories du complot scientifique et médical (vaccination, OGM, climat, SIDA, fluoridation, alunissage…)
  • Ces théories ont parfois des effets dramatiques sur les individus et les sociétés (ouverture à d’autres croyances, renoncement aux soins médicaux…)
  • Cette étude montre, en se basant sur des complots avérés, l’aspect très peu plausible des théories du complot telles qu’elles sont alléguées
  • Ce genre de démonstration peut avoir un impact bénéfique sur les personnes n’étant pas encore dans une très forte croyance ou emprise idéologique

Références citées dans le texte :

Sunstein et Vermeule, Conspiracy Theories: Causes and Cures, The Journal of Political Philosophy, 2008

Goertzel, Belief in Conspiracy Theories, Political Psychology, 1994

Lewandowsky et al., The Role of Conspiracist Ideation and Worldviews in predicting the Rejection of Science, PLOS ONE, 2013

Poland et al., The Age-Old Struggle against the Antivaccinationists, N. Engl. J. Med, 2011

Jacobson et al., A taxonomy of reasoning flaws in the anti-vaccine movement, Vaccine, 2007

McCright et Dunlap, Cool dudes: The denial of climate change among conservative males ine the United States, Global Environmental Change, 2011

Poortinga et al., Uncertain climate: An investigation into public scepticism about anthropogenic climate change, Global Environmental Change, 2011

Lewandowsky et al., NASA Faked the Moon Landing-Therefore, (Climate) Science Is a Hoax, An Anatomy of the Motivated Rejection of Science, Psychological Science, 2013

Swami et al., Lunar Lies: The Impact of Informational Framing and Individual Differences in Shaping Conspiracist Beliefs About the Moon Landings, Applied Cognitive Psychology, 2013

Lewandowsky et al., The pivotal role of perceived scientific consensus in acceptance of science, Nature Climate Change, 2012

Shermer, Who believes in conspiracy theories-and why, Scientific American, 2014

Goertzel, Conspiracy theories in science, EMBO, 2010

Nattrass, Still Crazy After All These Years: The Challenge of AIDS Denialism for Science, AIDS and Behavior, 2010

Douglas et Sutton, The Hidden Impact of Conspiracy Theories: Perceived and Actual Influence of Theories Surrounding the Death of Princess Diana, The Journal of Social Psychology, 2010

Cassileth et al., Contemporary Unorthodox Treatments in Cancer Medicine: A study of Patients, Treatments, and Practitioners, Annals of Internal Medicine, 1984

Kata, A postmodern Pandora’s box: Anti-vaccination misinformation on the internet, Vaccine, 2010

Grimes, Proposed mechanisms for homeopathy are physically impossible, FACT, 2012

Del Vicario et al., The spreading of misinformation online, PNAS, 2015

Nyhan et al., Effective Messages in Vaccine Promotion: A Randomized Trial, Pediatrics, 2014

2 commentaires sur “[Synth] Sur la viabilité des croyances conspirationnistes [difficulté : facile] (2000 mots / ~12 mins)

  1. Merci pour cet article.
    Face à l’argument de « l’intenabilité temporelle des complots », je suppose qu’une personne opposée à l’industrie pharmaceutique et convaincue suite au témoignage de lanceurs d’alerte (soit disant) répondrait que, de fait, il y a des lanceurs d’alerte révélant des complots « de l’intérieur » (par exemple, John Virapen), et qu’en conséquence, ce n’est pas qu’un complot est révélé qu’il devient unanimement reconnu et compromis (puisque le complot pharmaceutique n’est, de fait, cru que par peu de monde). Du coup, on peut supposer que même une personne raisonnable pourrait ne pas être convaincue par l’argument de l’intenabilité temporelle des théories du complot. Non ?

    J’aime

Laisser un commentaire